DISCOURS DE VICTOR HUGO AUX OBSÈQUES DE HONORE DE BALZAC
Honoré de Balzac, maître incontesté du [size=18]roman français de tous les genres, mourait à Paris le 18 août 1850.[/size]
"Aujourd'hui, le deuil populaire, c'est la mort
de l'homme de talent; le deuil national, c'est la mort de l'homme de génie.
Messieurs, le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera à
l'avenir"
Honoré de Balzac
Discours que Victor Hugo prononça aux funérailles de Balzac le 29 aout 1850. Un bijou de [size=18]littérature ![/size]
Messieurs,
L'homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux auxquels la douleur publique
fait cortège. Dans les temps où nous sommes, toutes les fictions sont évanouies. Les regards se fixent
désormais non sur les têtes qui règnent, mais sur les têtes qui pensent, et le pays tout entier trésaille
lorsqu'une de ces têtes disparaît. Aujourd'hui, le deuil populaire, c'est la mort
de l'homme de talent; le deuil national, c'est la mort de l'homme de génie.
Messieurs, le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera à l'avenir.
M. de Balzac faisait partie de cette puissante génération des écrivains du dix-neuvième siècle
qui est venue après Napoléon, de même que l'illustre pléiade du dix-septième est venue après Richelieu
comme si, dans le développement de la civilisation, il y avait une loi qui fit succéder aux dominateurs par le
glaive les dominateurs de par l'esprit.
M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs.
Ce n'est pas le lieu de dire ici tout ce qu'était cette splendide et souveraine intelligence.
Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir
et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel , toute notre civilisation
contemporaine; livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu'il aurait pu intituler histoire,qui prend
toutes les formes et tous les styles, qui dépasse
Tacite et qui va jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu'à Rabelais; livre
qui est l'observation et qui est l'imagination; qui prodigue le vrai, l'intime, le bourgeois, le trivial ,le matériel,
et qui par moment, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées,laisse tout à coup
entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal.
À son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette oeuvre immense et étrange
est de la forte race des écrivains révolutionnaires.
Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la
société moderne.
Il arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres
l'espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion.
Il creuse et sonde l'homme, l'âme, le coeur, les entrailles, le cerveau, l'abîme que chacun a en soi.
Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui ,
ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l'humanité et comprennent mieux la Providence,
Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables
études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau.
Voilà ce qu'il a fait parmi nous. Voilà l'oeuvre qu'il nous laissé, oeuvre haute et solide, robuste
entassement d'assises de granit, monument, oeuvre du haut de laquelle resplendira désormais
sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal; l'avenir se charge de la statue.
Sa mort a frappé Paris de stupeur. Depuis quelques mois il était rentré en [size=18]France. Se sentant[/size]
mourir, il avait voulu revoir la patrie, comme la veille d'un grand voyage on vient embrasser sa mère !
Sa vie a été courte, mais pleine; plus remplie d'oeuvres que de jours!
Hélas! Ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce poète, ce génie,
a vécu parmi nous de cette vie d'orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans
tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd'hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines.
Il entre, le même jour, dans la gloire et le tombeau.
Il va briller désormais ,au-dessus de toutes ces nuées
qui sont nos têtes, parmi les étoiles de la patrie.
Vous tous qui êtes ici, est-ce que vous n'êtes pas tentés de l'envier?
Messieurs, quelle que soit notre douleur en présence d'une telle perte, résignons-nous à ces catastrophes.
Acceptons-les dans ce qu'elles ont de poignant et de sévère. Il est bon peut-être,
il est nécessaire peut-être, dans une époque comme la nôtre, que de temps en temps une grande mort
communique aux esprits dévorés de doute et de scepticisme un ébranlement religieux.
La Providence sait ce qu'elle fait lorsqu'elle met ainsi le peuple face à face avec le mystère suprême,
et quand elle lui donne à méditer la mort qui est la grande égalité et qui est aussi la grande liberté.
La Providece sait ce quelle fait, car c'est là le plus haut de tous les enseignements. Il ne peut y avoir que
d'austères et sérieuses pensées dans tous les coeurs, quand un sublime esprit fait majestueusement son entrée
dans l'autre vie! quand un de ces êtres qui ont plané longtemps au-dessus de la foule avec les ailes visibles
du génie, déployant tout à coup ces autres ailes
qu'on ne voit pas, s'enfonce brusquement dans l'inconnu!
Non, ce n'est pas l'inconnu! Non, je l'ai déjà dit dans une autre occasion douloureuse, et je ne
me lasserai pas de le répéter, non, ce n'est pas la nuit, c'est la lumière!
Ce n'est pas la fin,
C'est le commencement!
Ce n'est pas le néant, c'est l'éternité!
N'est-il pas vrai, vous tous qui m'écoutez ?
De pareils cercueils démontrent l'immortalité; en présence de certains morts illustres ,on se sent plus distinctement
les destinées divines de cette intelligence qui traverse la
terre pour souffrir et pour se purifier et qu'on appelle l'homme, et l'on se dit qu'il est impossible que ceux qui
ont été des génies pendant leur vie ne soient pas des âmes après leur mort !
(Victor Hugo, [size=18]Littérature et philosophie mêlées, Tome 2 , Paris, Librairie L. Hachette et Cie,[/size]
1868)
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Ninnenne