LES OIES SAUVAGES DE MAUPASSANT
Les oies sauvages
Tout est muet, l’oiseau ne jette plus ses cris.
La morne plaine est blanche au loin sous le ciel gris.
Seuls, les grands corbeaux noirs, qui vont cherchant leurs proies,
Fouillent du bec la neige et tachent sa pâleur.
Voilà qu’à l’horizon s’élève une clameur ;
Elle approche, elle vient, c’est la tribu des oies.
Ainsi qu’un trait lancé, toutes, le cou tendu,
Allant toujours plus vite, en leur vol éperdu,
Passent, fouettant le vent de leur aile sifflante.
Le guide qui conduit ces pèlerins des airs
Delà les océans, les bois et les déserts,
Comme pour exciter leur allure trop lente,
De moment en moment jette son cri perçant.
Comme un double ruban la caravane ondoie,
Bruit étrangement, et par le ciel déploie
Son grand triangle ailé qui va s’élargissant.
Mais leurs frères captifs répandus dans la plaine,
Engourdis par le froid, cheminent gravement.
Un [size=18]enfant en haillons en sifflant les promène,[/size]
Comme de lourds vaisseaux balancés lentement.
Ils entendent le cri de la tribu qui passe,
Ils érigent leur tête ; et regardant s’enfuir
Les libres voyageurs au travers de l’espace,
Les captifs tout à coup se lèvent pour partir.
Ils agitent en vain leurs ailes impuissantes,
Et, dressés sur leurs pieds, sentent confusément,
A cet appel errant se lever grandissantes
La liberté première au fond du cœur dormant,
La fièvre de l’espace et des tièdes rivages.
Dans les champs pleins de neige ils courent effarés,
Et jetant par le ciel des cris désespérés
Ils répondent longtemps à leurs frères sauvages.
Guy de Maupassant
NUITS D'HIVER DE VICTOR HUGO
Nuits d’hiver
I
Comme la nuit tombe vite !
Le jour, en cette saison,
Comme un voleur prend la fuite,
S’évade sous l’horizon.
Il semble, ô soleil de Rome,
De l’Inde et du Parthénon,
Que, quand la nuit vient de l’homme
Visiter le cabanon,
Tu ne veux pas qu’on te voie,
Et que tu crains d’être pris
En flagrant délit de joie
Par la geôlière au front gris.
Pour les [size=18]heureux en démence[/size]
L’âpre hiver n’a point d’effroi,
Mais il jette un crêpe immense
Sur celui qui, comme moi,
Rêveur, saignant, inflexible,
Souffrant d’un stoïque ennui,
Sentant la bouche invisible
Et sombre souffler sur lui,
Montant des effets aux causes,
Seul, étranger en tout lieu,
Réfugié dans les choses
Où l’on sent palpiter Dieu,
De tous les biens qu’un jour fane
Et dont rit le sage amer,
N’ayant plus qu’une cabane
Au bord de la grande mer,
Songe, assis dans l’embrasure,
Se console en s’abîmant,
Et, pensif, à sa masure
Ajoute le firmament !
Pour cet homme en sa chaumière,
C’est une amère douleur
Que l’adieu de la lumière
Et le départ de la fleur.
C’est un chagrin quand, moroses,
Les rayons dans les vallons
S’éclipsent, et quand les roses
Disent : Nous nous en allons !
……..
V
Oh ! Reviens ! Printemps ! Fanfare
Des parfums et des couleurs !
Toute la plaine s’effare
Dans une émeute de fleurs.
La prairie est une fête ;
L’âme aspire l’air, le jour,
L’aube, et sent qu’elle en est faite ;
L’azur se mêle à l’amour.
On croit voir, tant avril dore
Tout de son reflet riant,
Éclore au rosier l’aurore
Et la rose à l’orient.
Comme ces aubes de flamme
Chassent les soucis boudeurs !
On sent s’ouvrir dans son âme
De charmantes profondeurs.
On se retrouve [size=18]heureux, jeune,[/size]
Et, plein d’ombre et de matin,
On rit de l’hiver, ce jeûne,
Avec l’été, ce festin.
Oh ! Mon cœur loin de ces grèves
Fuit et se plonge, insensé,
Dans tout ce gouffre de rêves
Que nous nommons le passé !
Je revois mil huit cent douze,
Mes frères petits, le bois,
Le puisard et la pelouse,
Et tout le bleu d’autrefois.
Enfance ! Madrid ! Campagne
Où mon père nous quitta !
Et dans le soleil, l’Espagne !
Toi dans l’ombre, Pepita !
Moi, huit ans, elle le double ;
En m’appelant son mari,
Elle m’emplissait de trouble… -
O rameaux de mai fleuri !
Elle aimait un capitaine ;
J’ai compris plus tard pourquoi,
Tout en l’aimant, la hautaine
N’était douce que pour moi.
Elle attisait son martyre
Avec moi, pour l’embraser,
Lui refusait un sourire
Et me donnait un baiser.
L’innocente, en sa paresse,
Se livrant sans se faner,
Me donnait cette caresse
Afin de ne rien donner.
Et ce baiser économe,
Qui me semblait généreux,
Rendait jaloux le jeune homme,
Et me rendait amoureux.
Il partait, la main crispée ;
Et, me sentant un rival,
Je méditais une épée
Et je rêvais un cheval.
Ainsi, du bout de son aile
Touchant mon cœur nouveau-né,
Gaie, ayant dans sa prunelle
Un doux regard étonné,
Sans savoir qu’elle était femme,
Et riant de m’épouser,
Cet ange allumait mon âme
Dans l’ombre avec un baiser.
Mal ou bien, épine ou rose,
A tout âge, sages, fous,
Nous apprenons quelque chose
D’un enfant plus vieux que nous.
Un jour la pauvre petite
S’endormit sous le gazon… -
Comme la nuit tombe vite
Sur notre sombre horizon !
Victor Hugo, Les quatre vents de l’esprit
HIVER DE ALBERT SAMAIN
Hiver
Le ciel pleure ses larmes blanches
Sur les jours roses trépassés ;
Et les amours nus et gercés
Avec leurs ailerons cassés
Se sauvent, frileux, sous les branches.
Ils sont finis les soirs tombants,
Rêvés au bord des cascatelles.
Les Angéliques, où sont-elles !
Et leurs âmes de bagatelles,
Et leurs cœurs noués de rubans ?…
Le vent dépouille les bocages,
Les bocages où les amants
Sans trêve enroulaient leurs serments
Aux langoureux roucoulements
Des tourterelles dans les cages.
Les tourterelles ne sont plus,
Ni les flûtes, ni les violes
Qui soupiraient sous les corolles
Des sons plus doux que des paroles.
Le long des soirs irrésolus.
Cette chanson - là-bas - écoute,
Cette chanson au [size=18]fond du bois…[/size]
C’est l’adieu du dernier hautbois,
C’est comme si tout l’autrefois
Tombait dans l’âme goutte à goutte.
Satins changeants, cheveux poudrés,
Mousselines et mandolines,
O Mirandas ! O Roselines !
Sous les étoiles cristallines,
O Songe des soirs bleu-cendrés !
Comme le vent brutal heurte en passant les portes !
Toutes, - va ! Toutes les bergères sont bien mortes.
Morte la galante folie,
Morte la Belle-au-bois-jolie,
Mortes les fleurs aux chers parfums !
Et toi, sœur rêveuse et pâlie,
Monte, monte, ô Mélancolie,
Lune des ciels roses défunts.
Albert Samain, Au jardin de l’infante
JARDIN D'HIVER DE JEAN LORRAIN
Jardin d'hiver
À Alphonse Daudet.
Ma vie, où des vols de colombes
Neigeaient autrefois dans l'azur,
Est un jardin rempli de tombes
Avec des hiboux sur son mur.
Les mornes oiseaux d'heure en heure
S'éveillent au fond des cyprès,
Et chacun d'eux ulule et pleure
Sur mes vœux devenus regrets.
Leur cri lugubre et monotone
Chante les précoces départs
De mes rêves, au vent d'automne
Qui tombent, tombent tous épars.
Leurs débris jonchent les allées
Et, sous le vieux porche jauni,
L'ennui des plaines désolées
Monte et s'enfonce à l'infini.
Sous le ciel rouge et la bise aigre
Serré dans un mince habit noir,
Un petit vieux, propret et maigre,
Y vient parfois rôder le soir.
Baisant de ses lèvres dévotes
Une grêle flûte en thuya,
Il fait succéder aux gavottes
Des vieux refrains d'alléluia.
Au pied du mur qui se lézarde
Le vieux chantonne, et les hiboux,
Hérissant leur plume hagarde,
Ferment lentement leurs yeux roux.
Sous les grands traits d'ocre et d'orange
Des crépuscules jaunissants
Le vieux joue, et sa flûte étrange
Endort les hiboux gémissants.
Le vieux danse, et des violettes
Percent sous son pied leste et sec,
Et sous les vieux arbres squelettes
Répondent des sons de rebec ;
Car ce vieillard est ma jeunesse
Et les chers amours d'autrefois,
Attendant que mon cœur renaisse,
Chantent dans son flûtet de bois.
Jean LORRAIN 1855-1906
Ninnenne