EFFET DE LUNE DE LECONTE DE LISLE
Effet de lune
Sous la nue où le vent qui roule
Mugit comme un troupeau de bœufs,
Dans l'ombre la mer dresse en foule
Les cimes de ses flots bourbeux.
Tous les démons de l'Atlantique,
Cheveux épars et bras tordus,
Dansent un sabbat fantastique
Autour des marins éperdus.
Souffleurs, cachalots et baleines,
Mâchant l'écume, ivres de bruit,
Mêlent leurs bonds et leurs haleines
Aux convulsions de la [size=18]nuit.[/size]
Assiégé d'écumes livides,
Le navire, sous ce fardeau,
S'enfonce aux solitudes vides,
Creusant du front les masses d'eau.
Il se cabre, tremble, s'incline,
S'enlève de l'Océan noir,
Et du sommet d'une colline
Tournoie au [size=18]fond d'un entonnoir.[/size]
Et nul astre au ciel lourd ne flotte ;
Toujours un fracas rauque et dur
D'un souffle égal hurle et sanglote
Au travers de l'espace obscur.
Du côté vague où l'on gouverne,
Brusquement, voici qu'au regard
S'entrouvre une étroite caverne
Où palpite un reflet blafard.
Bientôt, du faîte de ce porche
Qui se hausse en s'élargissant,
On voit pendre, lugubre torche,
Une moitié de lune en sang.
Le vent furieux la travaille,
Et l'éparpille quelquefois
En rouges flammèches de paille
Contre les géantes parois ;
Mais, dans cet antre, à pleines voiles,
Le navire, hors de l'enfer,
S'élance au-devant des étoiles,
Couvert des baves de la mer.
Charles-Marie LECONTE DE LISLE 1818-1894
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L’ORGUEIL DE ALBERT SAMAIN
peinture de Jean-Baptiste Valadie "L"orgueil"
Orgueil
J'ai secoué du rêve avec ma chevelure.
Aux foules où j'allais, un long frisson vivant
Me suivait, comme un bruit de feuilles dans le vent ;
Et ma beauté jetait des feux comme une armure.
Au large devant moi les cœurs fumaient d'amour ;
Froide, je traversais les désirs et les fièvres ;
Tout, drame ou comédie, avait lieu sur mes lèvres ;
Mon orgueil éternel demeurait sur la tour.
Du remords imbécile et lâche je n'ai cure,
Et n'ai cure non plus des fadasses pitiés.
Les larmes et le sang, je m'y lave les pieds !
Et je passe, fatale ainsi que la [size=18]nature.[/size]
Je suis sans défaillance, et n'ai point d'abandons.
Ma chair n'est point esclave au vieux marché des villes.
Et l'homme, qui fait peur aux amantes serviles,
Sent que son maître est là quand nous nous regardons.
J'ai des jardins profonds dans mes yeux d'émeraude,
Des labyrinthes fous, d'où l'on ne revient point.
De qui me croit tout près je suis toujours si loin,
Et qui m'a possédée a possédé la Fraude.
Mes sens, ce sont des chiens qu'au doigt je fais coucher,
Je les dresse à forcer la proie en ses asiles ;
Puis, l'ayant étranglée, ils attendent, dociles,
Que mes yeux souverains leur disent d'y toucher.
Je voudrais tous les cœurs avec toutes les âmes !
Je voudrais, chasseresse aux féroces ardeurs,
Entasser à mes pieds des cœurs, encor des cœurs...
Et je distribuerais mon butin rouge aux femmes !
Je traîne, magnifique, un lourd manteau d'ennui,
Où s'étouffe le bruit des sanglots et des râles.
Les flammes qu'en passant j'allume aux yeux des mâles,
Sont des torches de fête en mon cœur plein de nuit.
La haine me plaît mieux, étant moins puérile.
Mère, épouse, non pas : ni femelle vraiment !
Je veux que mon corps, vierge ainsi qu'un diamant,
A jamais comme lui soit splendide et stérile.
Mon orgueil est ma vie, et mon royal trésor ;
Et jusque sur le marbre, où je m'étendrai froide,
Je veux garder, farouche, aux plis du linceul roide,
Une bouche scellée, et qui dit non encor.
Albert SAMAIN 1858-1900
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Ninnenne