L'inspiration Sully Prudhomme
L'inspiration
Un oiseau solitaire aux bizarres couleurs
Est venu se poser sur une enfant ; mais elle,
Arrachant son plumage où le prisme étincelle,
De toute sa parure elle fait des douleurs ;
Et le duvet moelleux, plein d'intimes chaleurs,
Épars, flotte au doux vent d'une bouche cruelle.
Or l'oiseau, c'est mon coeur ; l'enfant coupable est celle,
Celle dont je ne puis dire le nom sans pleurs.
Ce jeu l'amuse, et moi j'en meurs, et j'ai la peine
De voir dans le ciel vide errer sous son haleine
La beauté de mon coeur pour le plaisir du sien !
Elle aime à balancer mes rêves sur sa tête
Par un souffle et je suis ce qu'on nomme un poète.
Que ce souffle leur manque et je ne suis plus rien.
Sully Prudhomme
L'indulgence Sully Prudhomme
L'indulgence
L'Indulgence est tendre, elle est [size=13]femme.[/size]
Ceux qu'un faux pas, même expié,
Dans le monde à jamais diffame,
Lavent leur front dans sa pitié.
Humble soeur aux longues paupières,
Pour l'homme, fût-il criminel,
Tandis qu'on lui jette des pierres,
Elle garde un pleur fraternel.
S'approchant du [size=13]coeur plein de fange, [/size]
De scorie épaisse et de fiel,
Pour l'assainir, elle y mélange
Cette larme, aumône du ciel ;
Et, loin d'y remuer la honte,
Comme les injures le font,
Elle attend que l'amour remonte
Et que la haine tombe au fond.
C'est alors que, de sa main douce
Élevant ce [size=13]coeur épuré, [/size]
Elle l'incline sans secousse
Et lui pardonne : il a pleuré.
Sully Prudhomme
L'indifférence Sully Prudhomme
L'indifférence
Que n'ai-je à te soumettre ou bien à t'obéir ?
Je te vouerais ma force ou te la ferais craindre ;
Esclave ou maître, au moins je te pourrais contraindre
A me sentir ta chose ou bien à me haïr.
J'aurais un jour connu l'insolite plaisir
D'allumer dans ton [size=13]coeur des soifs, ou d'en éteindre,[/size]
De t'être nécessaire ou terrible, et d'atteindre,
Bon gré, mal gré, ce [size=13]coeur jusque-là sans désir.[/size]
Esclave ou maître, au moins j'entrerais dans ta vie ;
Par mes soins captivée, à mon joug asservie,
Tu ne pourrais me fuir ni me laisser partir ;
Mais je meurs sous tes yeux, loin de ton être intime,
Sans même oser crier, car ce droit du martyr,
Ta [size=13]douceur impeccable en frustre ta victime.[/size]
Sully Prudhomme
L'habitude Sully Prudhomme
L'habitude
L'habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison :
C'est une ancienne ménagère
Qui s'installe dans la maison.
Elle est discrète, humble, fidèle,
Familière avec tous les coins ;
On ne s'occupe jamais d'elle,
Car elle a d'invisibles soins :
Elle conduit les pieds de l'homme,
Sait le chemin qu'il eût choisi,
Connaît son but sans qu'il le nomme,
Et lui dit tout bas : "Par ici."
Travaillant pour nous en silence,
D'un geste sûr, toujours pareil,
Elle a l'oeil de la vigilance,
Les lèvres douces du sommeil.
Mais imprudent qui s'abandonne
A son joug une fois porté !
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté ;
Et tous ceux que sa force obscure
A gagnés insensiblement
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement.
Sully Prudhomme
De loin Sully Prudhomme
De loin.
Du bonheur qu'ils rêvaient toujours pur et nouveau
Les couples exaucés ne jouissent qu'une heure.
Moins ému, leur baiser ne sourit ni ne pleure ;
Le nid de leur tendresse en devient le tombeau.
Puisque l'œil assouvi se fatigue du beau,
Que la lèvre en jurant un long culte se leurre,
Que des printemps d'amour le lis, dès qu'on l'effleure,
Où vont les autres lis va lambeau par lambeau,
J'accepte le tourment de vivre éloigné d'elle.
Mon hommage muet, mais aussi plus fidèle,
D'aucune lassitude en mon cœur n'est puni ;
Posant sur sa beauté mon respect comme un voile,
Je l'aime sans désir, comme on aime une étoile,
Avec le sentiment qu'elle est à l'infini.
Sully Prudhomme.
Ce qui dure Sully Prudhomme
Ce qui dure.
Le présent se fait vide et triste,
Ô mon amie, autour de nous ;
Combien peu de passé subsiste !
Et ceux qui restent changent tous.
Nous ne voyons plus sans envie
Les yeux de vingt ans resplendir,
Et combien sont déjà sans vie
Des yeux qui nous ont vus grandir !
Que de jeunesse emporte l'heure,
Qui n'en rapporte jamais rien !
Pourtant quelque chose demeure :
Je t'aime avec mon cœur ancien,
Mon vrai cœur, celui qui s'attache
Et souffre depuis qu'il est né,
Mon cœur d'enfant, le cœur sans tache
Que ma mère m'avait donné ;
Ce cœur où plus rien ne pénètre,
D'où plus rien désormais ne sort ;
Je t'aime avec ce que mon être
A de plus fort contre la mort ;
Et, s'il peut braver la mort même,
Si le meilleur de l'homme est tel
Que rien n'en périsse, je t'aime
Avec ce que j'ai d'immortel.
Sully Prudhomme.
A vingt ans Sully Prudhomme
À vingt ans.
À vingt ans on a l'œil difficile et très fier :
On ne regarde pas la première venue,
Mais la plus [size=13]belle ! Et, plein d'une extase ingénue, [/size]
On prend pour de l'amour le désir né d'hier.
Plus tard, quand on a fait l'apprentissage amer,
Le prestige insolent des grands yeux diminue,
Et d'autres, d'une grâce autrefois méconnue,
Révèlent un trésor plus intime et plus cher.
Mais on ne fait jamais que changer d'infortune :
À l'âge où l'on croyait n'en pouvoir aimer qu'une,
C'est par elle déjà qu'on apprit à souffrir ;
Puis, quand on reconnaît que plus d'une est charmante,
On sent qu'il est trop tard pour choisir une amante
Et que le cœur n'a plus la force de s'ouvrir.
Sully Prudhomme.
Ici - bas Sully Prud'Homme
Ici-bas
Ici-bas tous les lilas meurent,
Tous les chants des [size=16]oiseaux sont courts ;[/size]
Je rêve aux étés qui demeurent
Toujours...
Ici-bas les lèvres effleurent
Sans rien laisser de leur velours ;
Je rêve aux baisers qui demeurent
Toujours...
Ici-bas tous les hommes pleurent
Leurs amitiés ou leurs amours ;
Je rêve aux [size=16]couples qui demeurent[/size]
Toujours...
Sully PrudHomme
Les stalactites Sully Prud'Homme
Grotte de Choranche (Isère)
Les stalactites
J'aime les gouttes où la torche
Ensanglante une épaisse nuit
Où l'écho fait de proche en proche
Un grand soupir au moindre bruit.
Les stalactites de la voûte
Pendent en [size=16]fleurs pétrifiées
Dont l'humidité goutte à goutte
Tombe lentement à mes pieds.[/size]
Il me semble qu'en ces ténèbres
Règne une douloureuse paix
Et devant ces longs pleurs funèbres
Suspendus sans sécher jamais,
Je pense aux âmes affligées
Où dorment d'anciennes amours
Toutes les larmes sont figées
Quelque chose y pleure toujours.
Sully Prud'Homme
Première solitude Sully Prudhomme
"L'enfant endormi" de Pio Santini ( 1944 )
Première solitude.
On voit dans les sombres écoles
Des petits qui pleurent toujours ;
Les autres font leurs cabrioles,
Eux, ils restent au fond des cours.
Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l'air sage et délicat.
Les forts les appellent des filles,
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants.
Les plus poltrons leur font des niches,
Et les gourmands sont leurs copains ;
Leurs camarades les croient riches,
Parce qu'ils se lavent les mains.
Ils frissonnent sous l'œil du maître,
Son ombre les rend malheureux.
Ces [size=16]enfants n'auraient pas dû naître, [/size]
L'enfance est trop dure pour eux !
Oh ! La leçon qui n'est pas sue,
Le devoir qui n'est pas fini !
Une réprimande reçue,
Le déshonneur d'être puni !
Tout leur est terreur et martyre :
Le jour, c'est la cloche, et, le soir,
Quand le maître enfin se retire,
C'est le désert du grand dortoir ;
La lueur des lampes y tremble
Sur les linceuls des lits de fer ;
Le sifflet des dormeurs ressemble
Au vent sur les tombes, l'hiver.
Pendant que les autres sommeillent,
Faits au coucher de la prison,
Ils pensent au dimanche, ils veillent
Pour se rappeler la maison ;
Ils songent qu'ils dormaient naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits.
Ô mères, coupables absentes,
Qu'alors vous leur paraissez loin !
À ces créatures naissantes
Il manque un indicible soin ;
On leur a donné les chemises,
Les couvertures qu'il leur faut :
D'autres que vous les leur ont mises,
Elles ne leur tiennent pas chaud.
Mais, tout ingrates que vous êtes,
Ils ne peuvent vous oublier,
Et cachent leurs petites têtes,
En sanglotant, sous l'oreiller.
René-François Sully Prudhomme.
Les yeux Sully Prudhomme
Les yeux
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l'aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux
Et le soleil se lève encore.
Les nuits plus douces que les jours
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d'ombre.
Oh ! qu'ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n'est pas possible !
Ils se sont tournés quelque part
Vers ce qu'on nomme l'invisible ;
Et comme les astres penchants,
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n'est pas vrai qu'elles meurent :
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l'autre côté des tombeaux
Les yeux qu'on ferme voient encore.
René-François SULLY PRUDHOMME
(1839-1907)
Le vase brisé Sully Prud'homme
Photo du net. [size=16]Merci.[/size]
Le vase brisé
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'évantail fut fêlé,
Le coup dut l'effleurer à peine
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure
Mordant le cristal chaque jour
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte
Le suc des fleurs s'est épuisé
Personne encore ne s'en doute
N'y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu'on aime
Effleurant le coeur le meurtrit
Puis le coeur se fend de lui-même
La fleur de son [size=16]amour périt.[/size]
Toujours intact aux yeux du monde
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde
Il est brisé, n'y touchez pas.
Sully Prudhomme
Ninnenne