"Les yeux des chats" Auteur inconnu
Vous voudriez bien savoir, n'est-ce pas, pourquoi les yeux des chats luisent la nuit ? Eh bien ! écoutez attentivement cette [size=18]histoire.[/size]
La lune, ronde comme un ballon et qui passe pour une bonne fille, s'y entendait comme pas une pour plaisanter et jouer à colin-maillard avec les autres habitants du ciel. Mais elle était ce soir-là, de fort méchante humeur. Bouche amère, nez enflé et rougi, comme si elle avait attrapé le rhume de cerveau d'un géant, le front creusé de profondes rides qui trahissaient son irritation, elle regardait la terre d'un œil sombre.
Elle vint à passer devant la porte du Paradis. Saint Pierre était assis sur un banc et jouissait de cette douce nuit d'été. Quand la lune se montra, il était en train de tirer de sa pipe des volutes de fumée qu'il soufflait au nez des étoiles.
« Mais qu'as-tu donc, chère amie ? demanda le portier du ciel en
voyant le visage hargneux de la voyageuse nocturne; on dirait que tu as mangé une bonne douzaine de pommes acides. »
« Pardon, dit la lune en s'asseyant à côté de Saint Pierre, je n'ai pas croqué de pommes sauvages!»
Et toussotant pour s'éclaircir la voix, elle ajouta:
« C'est si ennuyeux, vois-tu, de parcourir le ciel chaque nuit. Et je me sens parfaitement inutile. Au Paradis, je compte pour si peu. Une vieille femme comme moi n'a aucune perspective d'avenir. Et en bas, chez les humains, tous dorment derrière leurs volets clos. On dirait qu'ils craignent que je leur dérobe quelque chose. Me prennent-ils pour une voleuse ?
Je te le répète, j'erre sans raison à travers l'espace et le bon [size=18]Dieu devrait bien me dispenser de cette corvée... »[/size]
Saint Pierre passa sa main dans sa barbe en se demandant ce qu'il y avait de vrai dans les récriminations de la lune.
« Hum! dit-il enfin, je ne permettrai jamais que tu t'adonnes à la paresse. Mais, pour cette nuit, je veux bien faire une exception. Je vais te procurer des habits, des souliers et un bâton de pèlerin. Descends chez les hommes, guigne de-ci de-là dans les maisons, écoute ce qui se dit dans les chambres et tu sauras ce que les gens pensent de toi. »
Ce n'est pas sans peine que la lune, arrivée au bord du ciel, parvint à enjamber les montagnes. Par instant, elle restait suspendue à une aiguille de glace qui accrochait son habit au passage, et ses membres grêles se fatiguaient à supporter son énorme tête. Quand elle franchit enfin la porte d'une ville, elle trébucha et un mâtin qui rôdait par là l'accueillit avec des aboiements furieux: waouh, waouh... « Cela commence bien! » pensa la lune. En effet, une deuxième aventure lui advint aussitôt. Dans une basse-cour, située entre deux maisons, un malandrin tapi dans l'ombre, et qui venait d'attacher le bec des poules pour les empêcher de piailler, s'apprêtait à emporter son butin emplumé. « Nous verrons bien! » se dit la lune qui, indignée, entra dans la cour et inonda le voleur de sa vive lumière. Mais le malfaiteur ne s'effraya pas pour si peu. Il tenta de saisir la lune par le cou et, n'y parvenant pas, il lui décocha cependant quelques bons coups de poing avant de s'enfuir les mains vides. La pauvre en fut toute endolorie, mais elle se félicita d'avoir empêché un larcin.
La lune, avant de vivre sa troisième aventure, s'arrêta devant la porte d'une chambrette et, collant l'oreille au trou de la serrure, écouta un enfant malade qui faisait sa prière :
« Bon [size=18]Dieu, disait-il, envoie-moi la lune afin que je puisse m'endormir sous sa garde ! » A côté, dans une chambre voisine, un vieillard gémissait : « Oh! si seulement la lune, mon amie d'enfance, pouvait venir me consoler de mes misères ! » Emue, la visiteuse apparut en même temps aux deux malheureux. Montrant une de ses faces au vieil homme et l'autre à l'enfant, elle leur parla gentiment et les réconforta.[/size]
La même maison possédait une mansarde occupée par une vieille femme qui nourrissait une armée de chats. Ces bêtes faisaient toute sa joie.
Quand la lune poussa brusquement la porte, les animaux, aveuglés par la lumière, se précipitèrent sur elle comme un éclair, miaulant, soufflant et la griffant au visage, si bien que la pauvre lune tomba à genoux et demanda grâce.
La femme dit alors : « Ma chère lune, j'ai bien peur pour toi... Mais si tu fais un présent à mes chats, tu seras délivrée de leurs griffes. Offre-leur donc à chacun un peu de ta lumière et mets-la dans leurs yeux afin que ceux-ci brillent dans l'obscurité. »
La lune n'avait d'autre moyen, pour sauver sa vie, que de répondre favorablement et sur-le-champ à cette demande.
« De la lumière, dit-elle, mais j'en ai à revendre ! C'est pourquoi il ne me coûtera guère d'en abandonner une étincelle dans les yeux de chacun de tes chats. » Et elle s'exécuta aussitôt.
Alors les félins rentrèrent leurs griffes et s'assirent gentiment autour d'elle. Avançant patte de velours, quelques-uns la caressèrent doucement ; d'autres léchèrent ses blessures avec leur petite langue rose, ou agitèrent la queue comme un éventail pour lui donner un peu d'air frais.
C'est depuis ce moment-là que les yeux des chats luisent dans l'obscurité.
Et la lune, convaincue enfin de son utilité, cessa de se plaindre et reprit sa ronde infatiguable et vagabonde au firmament.
Auteur Inconnu de moi. Conte d'Islande.
Ninnenne