Le cheval
Et le cheval longea ma page.
Il était seul, sans cavalier,
Mais je venais de dessiner
Une mer immense et sa plage.
Comment aurais-je pu savoir
D'où il venait, où il allait ?
Il était grand, il était noir,
Il ombrait ce que j'écrivais.
J'aurais pourtant dû deviner
Qu'il ne fallait pas l'appeler.
Il tourna lentement la tête
Et, comme s'il avait eu peur
Que je lise en son coeur de bête,
Il redevint simple blancheur.
Maurice Carême
Le pot de terre et le Pot de fer Jean de La Fontaine
Illustration de Gustave Doré
Le pot de fer proposa
Au pot de terre un [size=16]voyage. [/size]
Celui-ci s'en excusa,
Disant qu'il ferait que sage
De garder le coin du feu,
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause :
Il n'en reviendrait morceau.
"Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.
-Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le pot de fer :
Si quelque matière dure
Vous menace d'aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai."
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s'en vont à trois pieds,
Clopin-clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés
Au moindre hoquet qu'ils treuvent.
Le pot de terre en souffre; il n'eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu'il eût lieu de se plaindre .
Ne nous associons qu'avecque nos égaux,
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d'un de ces pots .
Jean de La Fontaine
Livre 5 fable II
Ce que ferait un sage ; il ferait sagement. Locution archaïque.De son débris : Action de se casser..Il n'en reviendrait morceau : Pas le moindre morceau.Qui vous tienne : qui vous retienne.Entre deux : Entre vous deux. A trois pieds : Comme les marmites qui avaient trois pieds. Campanile d’Hiver
La vigne endolorie sous le poids des nuages,
Pareille au clapotis des barques enchainées,
Gémit, pleure et s’éteint comme un brasier mouillé
Par la rage du ciel et son gravier d’outrages.
Les lavoirs de soleil et leurs lourds sarcophages
Ruissellent de tumeurs aux couleurs bigarrées,
Comme si leur destin se tissait sous les dès
De gouttes détachées d’un suaire sauvage.
Seule, morne et feutrée, une cloche d’airain
Sonne un glas parfumé d’une douce beauté
Dont le silence boit la mélodie sans fin.
Or la vigne endurcie, comme un oratorio,
Fugue le long de mots brillants de nouveauté,
Que ce poème joue sur un pas d’adagio.
Francis Etienne Sicard
(Odalisques, 1975)
"Rien" Pablo Neruda
Rien
Je t’offre soumis ma vie inutile,
Ce fardeau douloureux que nul n’aura voulu
Mais que je t’offre avec l’orgueil en supplément,
Cet orgueil infructueux comme tout ce qui est mien,
Sachant fort bien mon amertume si un jour
Tu me jetais le peu que j’ai pu te donner,
Ce ne serait plus rien qu’une [size=16]histoire oubliée[/size]
Pour toi et pour le monde.
Et passée l’amertume
Je me sentirais de plus en plus fourvoyé,
Et viendrait l’obsession obscure et déchirée
Que pour le monde, non, je ne serais plus rien,
Je ne serais plus rien,
Je ne serais plus rien.
Pablo Neruda
Ninnenne