LA VIEILLE DEMOISELLE DE EMILE VERHAEREN
peinture de Jean-Baptiste Siméon Chardin
La vieille demoiselle
La demoiselle en bandeaux noirs,
Qui brode à l'aube et brode au soir,
Toujours à la même fenêtre,
Est assise derrière un [size=18]écran vert[/size]
Et regarde la rue et le temps gris d'hiver,
De son fauteuil bourré de laine et de bien-être.
Deux béguines ont salué l'apothicaire,
Très bas, puis ont quitté son seuil à reculons ;
Le sacristain s'en est allé chez le vicaire ;
Le cantonnier a balayé, à gestes longs,
L'égout bondé de crasse et de fange velue.
Et maintenant voici,
A l'heure de midi,
Le jovial bourgmestre
Qui vient, s'arrête, et longuement salue
La demoiselle à sa fenêtre.
Avec ses mains de pluie et de brouillards,
Depuis des jours et puis des jours, Décembre
Mouille les murs, les toits et les hangars ;
Heureusement que dans sa chambre,
La demoiselle en bandeaux noirs
Peut surveiller jusques au soir
Un feu joyeux, où s'éclairent et bougent,
Flammes ! Vos clairs papillons rouges.
Elle aime vivre et s'isoler ainsi,
Dans la tiédeur et dans l'ennui ;
Tandis que son grand chat, ronronnant d'aise
Auprès d'elle, sur une chaise,
La regarde qui lentement marie,
Avec ses maigres mains,
Une fleur jaune au liseron carmin
De sa tapisserie.
La demoiselle
Nourrit en elle
L'amour d’un amour infidèle,
Silencieusement.
Seul, le curé qui la confesse
Connaît sa faute et sa faiblesse,
Et quel bourreau fut son amant !
Ils n'en parlent jamais, bien qu'ils y pensent
Avec tristesse ou violence,
Quand le prêtre, les dimanches, s'en vient
Parler de tout, ne parler de rien,
Jusqu'au moment où, dans l'ombre et la brume,
Le premier réverbère, au bord du quai, s'allume.
La demoiselle en noir s'est lentement flétrie,
A recompter dans son âme les jours
Qui lui furent [size=18]douceur et menterie,[/size]
Et qu'elle aime et déteste toujours.
Elle a beau se blottir dans son coin tiède,
L'ombre de ses regrets et de son deuil obsède
Même l'heure où le soleil glisse sur son front las.
Tel qui passe par la ville peut croire
Qu'elle guette, du haut d'un morne observatoire,
Depuis des ans, quelqu'un qui ne vient pas.
Et quand la demoiselle aura compté ses peines,
Combien de fois, au long des ans et des semaines,
Et que son chat malade et importun,
Un soir, aura fermé ses yeux défunts,
Certes, implorera-t-elle le sort,
Pour qu'il l'étende, à son tour, dans la mort ;
Alors,
Pour la première fois, le jovial bourgmestre,
A l'heure de midi, passant sur le trottoir,
Y passera, sans saluer à sa fenêtre,
La demoiselle en bandeaux noirs.
Émile VERHAEREN 1855-1916
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LES SOLEILS DE SEPTEMBRE DE AUGUSTE LACAUSSADE
photo de Liliane Salmon
Les Soleils de Septembre
Sous ces rayons cléments des soleils de septembre
Le ciel est doux, mais pâle, et la terre jaunit.
Dans les forêts la feuille a la couleur de l’ambre ;
L’oiseau ne chante plus sur le bord de son nid.
Du toit des laboureurs ont fui les hirondelles ;
La faucille a passé sur l’épi d’or des blés ;
On n’entend plus dans l’air des frémissements d’ailes :
Le merle siffle seul au fond des bois troublés.
La mousse est sans parfum, les herbes sans mollesse ;
Le jonc sur les étangs se penche soucieux ;
Le soleil, qui pâlit, d’une tiède tristesse
Emplit au loin la plaine et les monts et les cieux.
Les jours s’abrègent ; l’eau qui court dans la vallée
N’a plus ces joyeux bruits qui réjouissaient l’air :
Il semble que la terre, et frileuse et voilée,
Dans ses premiers frissons sente arriver l’hiver.
Ô changeantes saisons ! Ô lois inexorables !
De quel deuil la [size=18]nature, hélas ! Va se couvrir ![/size]
Soleils des mois [size=18]heureux, printemps irréparables,[/size]
Adieu ! Ruisseaux et fleurs vont se taire et mourir.
Mais console-toi, terre ! Ô [size=18]Nature ! Ô Cybèle ![/size]
L’hiver est un sommeil et n’est point le trépas :
Les printemps reviendront te faire verte et belle ;
L’homme vieillit et meurt, toi, tu ne vieillis pas !
Tu rendras aux ruisseaux, muets par la froidure,
Sous les arceaux feuillus leurs murmures chanteurs ;
Aux [size=18]oiseaux tu rendras leurs nids dans la verdure ;[/size]
Aux lilas du vallon tu rendras ses senteurs.
Ah ! Des germes captifs quand tu fondras les chaînes,
Quand, de la sève à flots épanchant la liqueur,
Tu feras refleurir les roses et les chênes,
Ô [size=18]Nature ! Avec eux fais refleurir mon cœur ![/size]
Rends à mon sein tari les poétiques sèves,
Verse en moi les chaleurs dont l’âme se nourrit,
Fais éclore à mon front les gerbes de mes rêves,
Couvre mes rameaux nus des fleurs de mon esprit.
Sans l’ivresse des chants, ma haute et chère ivresse,
Sans le bonheur d’aimer, que m’importent les jours !
Ô soleils! Ô printemps ! Je ne veux la jeunesse
Que pour toujours chanter, que pour aimer toujours !
Auguste Lacaussade
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[size=24]L'ENFANT DE VICTOR HUGO
[/size]
peinture Donald Zolan
L'enfant.
Quand l'enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder ;
Quand il pleure, j'entends le tonnerre gronder,
Car penser c'est entendre, et le visionnaire
Est souvent averti par un vague tonnerre.
Quand ce petit être, humble et pliant les genoux,
Attache doucement sa prunelle sur nous,
Je ne sais pas pourquoi je tremble ; quand cette âme,
Qui n'est pas homme encore et n'est pas encor femme,
En qui rien ne s'admire et rien ne se repent,
Sans sexe, sans passé derrière elle rampant,
Verse, à travers les cils de sa [size=24]rose paupière,[/size]
Sa clarté, dans laquelle on sent de la prière,
Sur nous les combattants, les vaincus, les vainqueurs ;
Quand cet arrivant semble interroger nos cœurs,
Quand cet ignorant, plein d'un jour que rien n'efface,
A l'air de regarder notre science en face,
Et jette, dans cette ombre où passe Adam banni,
On ne sait quel rayon de rêve et d'infini,
Ses blonds cheveux lui font au front une auréole.
Comme on sent qu'il était hier l'esprit qui vole !
Comme on sent manquer l'aile à ce petit pied blanc !
Oh ! Comme c'est débile et frêle et chancelant
Comme on devine, aux cris de cette bouche, un songe
De paradis qui jusqu'en enfer se prolonge
Et que le doux [size=24]enfant ne veut pas voir finir ![/size]
L'homme, ayant un passé, craint pour cet avenir.
Que la vie apparaît fatale ! Comme on pense
A tant de peine avec si peu de récompense !
Oh ! Comme on s'attendrit sur ce nouveau venu !
Lui cependant, qu'est-il, ô vivants ? L’inconnu.
Qu'a-t-il en lui ? L’énigme. Et que porte-t-il ? L’âme.
Il vit à peine ; il est si chétif qu'il réclame
Du brin d'herbe ondoyant aux vents un point d'appui.
Parfois, lorsqu'il se tait, on le croit presque enfui,
Car on a peur que tout ici-bas ne le blesse.
Lui, que fait-il ? Il rit. Fait d'ombre et de faiblesse
Et de tout ce qui tremble, il ne craint rien. Il est
Parmi nous le seul être encor vierge et complet ;
L'ange devient [size=24]enfant lorsqu'il se rapetisse.[/size]
Si toute pureté contient toute justice,
On ne rencontre plus l'enfant sans quelque effroi ;
On sent qu'on est devant un plus juste que soi ;
C'est l'atome, le nain souriant, le pygmée ;
Et, quand il passe, honneur, gloire, éclat, renommée,
Méditent ; on se dit tout bas : Si je priais ?
On rêve ; et les plus grands sont les plus inquiets ;
Sa haute exception dans notre obscure sphère,
C'est que, n'ayant rien fait, lui seul n'a pu mal faire ;
Le monde est un mystère inondé de clarté,
L'enfant est sous l'énigme adorable abrité ;
Toutes les vérités couronnent condensées
Ce doux front qui n'a pas encore de pensées ;
On comprend que l'enfant, ange de nos douleurs,
Si petit ici-bas, doit être grand ailleurs.
Il se traîne, il trébuche ; il n'a dans l'attitude,
Dans la voix, dans le geste aucune certitude ;
Un souffle à qui la fleur résiste fait ployer
Cet être à qui fait peur le grillon du foyer ;
L'œil hésite pendant que la lèvre bégaie ;
Dans ce naïf regard que l'ignorance égaie,
L'étonnement avec la grâce se confond,
Et l'immense lueur étoilée est au fond.
On dirait, tant l'enfance a le reflet du temple,
Que la lumière, chose étrange, nous contemple ;
Toute la profondeur du ciel est dans cet œil.
Dans cette pureté sans trouble et sans orgueil
Se révèle on ne sait quelle auguste présence ;
Et la vertu ne craint qu'un juge : l'innocence.
Victor Hugo 1802-1885
Juin 1874.
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WATTEAU DE ALBERT SAMAIN
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peinture de Jean-Antoine Watteau
Watteau
Au-dessus des grands bois profonds
L’étoile du berger s’allume...
Groupes sur l’herbe dans la brume...
Pizzicati des violons...
Entre les mains, les mains s’attardent,
Le ciel où les amants regardent
Laisse un reflet rose dans l’eau ;
Et dans la clairière indécise,
Que la [size=18]nuit proche idéalise,[/size]
Passe entre Estelle et Cydalise
L’ombre amoureuse de Watteau.
Watteau, peintre idéal de la fête jolie,
Ton art léger fut tendre et doux comme un soupir,
Et tu donnas une âme inconnue au désir
En l’asseyant aux pieds de la mélancolie.
Tes bergers fins avaient la canne d’or au doigt ;
Tes bergères, non sans quelques façons hautaines,
Promenaient, sous l’ombrage où chantaient les fontaines,
Leurs robes qu’effilait derrière un grand pli droit...
Dans l’air bleuâtre et tiède agonisaient les roses ;
Les cœurs s’ouvraient dans l’ombre au [size=18]jardin apaisé,[/size]
Et les lèvres, prenant aux lèvres le baiser,
Fiançaient l’amour triste à la [size=18]douceur des choses.[/size]
Les pèlerins s’en vont au pays idéal...
La galère dorée abandonne la rive ;
Et l’amante à la proue écoute au loin, pensive,
Une flûte mourir, dans le soir de cristal...
Oh ! Partir avec eux par un soir de mystère,
Ô maître, vivre un soir dans ton rêve enchanté !
La mer est rose... il souffle une brise d’été,
Et quand la nef aborde au rivage argenté
La lune doucement se lève sur Cythère.
L’éventail balancé sans trêve
Au rythme intime des aveux
Fait, chaque fois qu’il se soulève,
S’envoler au front des cheveux,
L’ombre est suave... tout repose.
Agnès sourit ; Léandre pose
Sa viole sur son manteau ;
Et sur les robes parfumées,
Et sur les mains des bien-aimées,
Flotte, au long des molles ramées,
L’âme divine de Watteau.
Albert SAMAIN 1858-1900
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HÉSITATION DE JULES VERNE
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peinture de Andrei Belichenko
Hésitation
A une jeune personne à la noble tournure, aux yeux grands et noirs.
Celle que j'aime a de grands yeux
Sous de brunes prunelles ;
Celle que j'aime sous les cieux
Est la belle des belles.
Elle dore, embellit mes jours,
Oh ! Si j'étais à même,
Mon Dieu, je voudrais voir toujours
Celle que j'aime.
Celle que j'aime est douce à voir,
Il est doux de l'entendre ;
Sa vue au cœur fixe l'espoir
Que sa voix fait comprendre.
Son amour sera-t-il pour moi,
Pour moi seul, pour moi-même ?
Si j'aime, c'est que je la vois
Celle que j'aime.
Auprès d'elle, hélas ! Je ressens
Une émotion douce ;
Absente, vers elle en mes sens
Quelque chose me pousse.
Pour moi dans le fond de son cœur
S'il en était de même ?
Aurait-elle un regard trompeur,
Celle que j'aime ?
Celle que j'aime, hélas ! Hélas !
A son tour m'aime-t-elle ?
Je ne sais ; je ne lui dis pas
Que son œil étincelle.
Est-ce pour moi qu'il brille ainsi ?
Félicité suprême !...
Ailleurs l'enflamme-t-elle aussi,
Celle que j'aime ?
Si trompant ma naïveté
Par son hypocrisie,
Elle se sert de sa beauté
Pour me briser ma vie !
Son cœur peut-il être si noir ?
Oh ! Non ; c'est un blasphème !
Un blasphème !... il ne faut que voir
Celle que j'aime.
Non, non, amour, amour à nous
Car en te faisant femme,
Dieu, je lui rends grâce à genoux,
Te donna de mon âme.
Accours ! Je m'attache à tes pas
Dans mon ardeur extrême...
Peut-être, elle ne m'aime pas,
Celle que j'aime.
Jules VERNE 1828-1905
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Ninnenne