Terre des affranchis Liliana Lazar
L'auteur :
« Liliana Lazar est née en 1972 en Moldavie roumaine. Elle a passé l'essentiel de son enfance dans la grande forêt qui borde la village de Slobozia, où son père était garde forestier. Elle a appris le français à l'école et s'est passionnée pour notre langue, dévorant tous les classiques qu'elle pouvait trouver. Puis elle s'est mariée à un français, s'est installée en France, gardant toutefois un fort attachement à sa terre natale dont elle parle avec passion. Elle vit en France depuis une douzaine d'années, maîtrisant parfaitement notre langue au point d'être capable d'écrire un roman en français. Elle occupe un poste de traductrice dans une administration.
Elle arrive en [size=13]France en 1996.
Elle vit à Gap, aux pieds des Alpes. Liliana Lazar écrit en français » (informations sur la quatrième de couverture). Il s'agit ici de son premier roman.[/size]
"Le roman a pour cadre la Roumanie de Ceausescu. Au cours de la soirée, Liliana nous a parlé de la Roumanie d'aujourd'hui, très en retard sur la France et surtout très inégalitaire. Elle nous a parlé aussi de son enfance sous la dictature communiste puis de la révolution, en 1989. C'était passionnant.
Le premier manuscrit n'a été accepté par aucune maison d'édition. Se basant sur les quelques réponses argumentées qu'elle a reçues, elle a retravaillé son texte en l'allégeant, après l'avoir laissé reposer pendant quelques années. La deuxième tentative de publication a été plus ciblée. Entre-temps Liliana s'était documentée afin de sélectionner les maisons d'édition les plus adaptées à son roman. Elle s'est tournée vers Gaia. Elle savait qu'ils publiaient des auteurs balkaniques (la Roumanie à la frontière des Balkans) et imaginait qu'ils pouvaient être intéressés par son manuscrit. Ce fut le cas. Elle n'a pas eu à regretter son choix, les petites structures accompagnent sans doute mieux les auteurs que les grandes et créent avec eux une étroite collaboration."
[url=http://brigitisis.centerblog.net/ http:/sylire.over-blog.com/article-rencontre-avec-liliana-lazar-pou..][size=13]http://sylire.over-blog.com/article-rencontre-avec-liliana-lazar-pou..[/url][/size]
Le Prix de la Romancière Francophone 2010 a été décerné à Liliana Lazar pour ce roman
L'histoire :
"Victor ouvrit un cahier et prit sa plume. Sa main tremblait au moment d'écrire le premier mot du texte qu'il découvrait. D'un geste méthodique et lent, il traça de grosses lettres capitales sur la feuille. "
Le manuscrit dactylographié en roumain que Victor Luca s'apprête à recopier est un livre interdit car, en cette année 1972, Ceaucescu est au [size=13]pouvoir et les temps sont à la répression.[/size]
Pourquoi Victor écrit-il? Pour oublier l'odeur de la mandragore qui émane parfois des corps sans vie de jeunes filles ? Pour combler le vide des jours de solitude et d'enfermement ? En attendant la nuit et ses promesses d'évasion vers la forêt, immense et mystérieuse, toute proche? Peut-être pour trouver la paix, qui tarde à venir.
Critique :
Un conte crépusculaire tissé des turpitudes d'un petit village sous l'ère Ceausescu.
On aime passionnément
Il y a du Bram Stoker et du Barbey d'Aurevilly chez cette nouvelle romancière de 36 ans, originaire de Roumanie, qui a choisi la langue française pour sonder les bas-fonds de son village natal, en bordure de forêt, perforé par un lac aux eaux voraces et phosphorescentes. Liliana Lazar signe un premier roman inquiétant, plein de trouées de lumière et de zones d'ombre, autour d'une créature à la Frankenstein de 100 kilos, alias le Bœuf muet, bûcheron dont les mains tuent quand elles croient étreindre. Caché sous les toits de sa mère pour échapper à la police, il tente de se racheter une bonne conduite en se faisant moine copiste. Ses battoirs lâchent la hache pour la plume et couvrent des cahiers entiers de textes religieux que Ceausescu a interdits. Cet acte de résistance n'étouffe pas les pulsions meurtrières du colosse, dont l'ambivalence donne un aspect délicieusement bancal au livre.
« Tiens ton esprit en enfer, et ne désespère pas ! » : tel est le verset mystérieux qui scande les écrits saints que l'assassin couche sur le papier. A Slobozia, comme dans tout le pays, chacun semble avoir fait sien ce précepte machiavélique. Toujours sur le point de basculer, rongés par la schizophrénie du totalitarisme, les habitants boitillent et convulsent, dans un ballet aveuglant de fin du monde. Sur cette terre des Carpates, où les ragondins broutent les mandragores et les saules forment des tunnels sans fin, tout est incertain, insaisissable. L'existence est une messe noire que Liliana Lazar dépeint par petites touches simples et solaires, dangereusement champêtres, comme dans un tableau d'art naïf. La mort se veut spectaculaire, rageuse : par torture, par assassinat, par amour, et même par acte cérébral, dans un bouleversant passage du livre, où la mère du meurtrier se couche les bras en croix et pense à l'au-delà jusqu'à ce que sa dernière heure arrive. Envoûtant et engagé, courant de 1970 à 1989, Terre des affranchis est un conte politique sur l'insoutenable tranquillité de l'être. Si l'après-Ceausescu ne donne lieu qu'à des retournements de veste, ce ne sont pas des épouvantails qui les portent, mais des êtres fragiles et perdus, dont Liliana Lazar chante la noblesse d'une belle voix cristalline.
Le 22/08/2009 - Mise à jour le 18/09/2013 à 17h11
Marine Landrot - Telerama n° 3110
Extraits :
Slobozia : (nom de lieu), du verbe libérer, délivrer, affranchir.
"Une bonne demi-heure de marche dans les bois est nécessaire pour arriver jusqu'au lac. Il faut d'abord longer les collines qui surplombent Slobozia, et s'enfoncer plus profondément dans les taillis de hêtres et de chênes. À son approche, le sentier se fait sinueux, la chênaie devient plus dense. Puis quand le marcheur, convaincu de s'être égaré, songe à rebrousser chemin, soudain, au détour d'un bosquet, il l'aperçoit enfin : le lac. Un ruisseau qui serpente à travers les collines vient s'y jeter. Gonflé à la fin de l'hiver par la fonte des neiges, il n'est à la belle saison qu'un mince filet d'eau. Pourtant, jamais le niveau du lac ne semble baisser, si bien qu'il est impossible d'en apercevoir le fond. Tel un reflet des ténèbres, la Fosse aux Lions se déploie au milieu de la grande forêt moldave. À lui seul, ce nom sonore déjà comme un mystère. Les légendes les plus folles courent sur ce lac."
"Pour survivre, il faut...oui, il faut y être obligé.
Cette vie- là, il faut que ce soit la dernière chance, la dernière des dernières."
James Dickey, Délivrance
"Depuis la mort de son mari, Ana Luca vivait comme prostée avec ses deux enfants. Elle portait sur elle une culpabilité que le regard des villageois ne contribuait pas à alléger. La famille sortait peu et ne recevait personne. Les années passèrent et Victor arrêta l'école pour travailler comme bûcheron. Il avait hérité de son père une force physique peu commune qui lui permettait, malgré son jeune âge, d'accomplir la tâche de n'importe quel adulte. Toute la journée, il maniait la hache et la scie à main avec une grande dextérité. Mais sa réputation venait surtout de sa rapidité à fendre d'énormes rondins à coups de merlin. Ses mains, larges comme des palmes, se refermaient sur le manche, telles des tenailles d'acier puis, d'un coup sec, ses bras puissants écrasaient le tranchant sur le billot. Le bois éclatait dans un "schlac!" retentissant.
Comme le vieux Tudor, Victor mesurait plus d'un mètre quatre vingts. Son large cou donnait l'impression que sa tête reposait directement sur ses épaules. Si ses cent kilos rendaient ses déplacements pénibles, l'obligeant souvent à emettre un souffle bruyant par les narines, son impressionnante carrure inspirait la crainte et la méfiance. D'ailleurs, les villageois l'avaient surnommé du sobriquet peu flatteur de "Boeuf muet". Car Victor ne parlait presque pas, si bien que beaucoup le considéraient comme attardé. Pourtant, c'était un garçon sensible et timide qui souffrait de l'isolement forcé imposé par sa mère. Il n'avait aucun ami et sa seule confidente était sa soeur Eugénia, de deux ans sa cadette. Tenue à l'écart du village, la famille vivait dans une réclusion quasi permanente. La seule sortie autorisée par Ana était l'église."
"Selon la tradition orthodoxe, pendant les trois jours qui suivent le décès, l'âme se sépare du corps. Pour les croyants, l'âme reste sur terre pendant ce laps de temps, allant où bon lui semble. Aussi n'est-il pas rare qu'elle retourne dans les lieux qu'elle a aimés ou qu'elle visite ses proches pour les consoler de sa disparition. Dans cette vacuité, libre de toute contrainte, l'âme du défunt est constamment sollicitée par les forces du bien et celles du mal. Alors que les anges cherchent son élévation, les démons oeuvrent à sa chute. Chacun sait que durant les trois premiers jours, le corps ne subit pas encore les affres de la décomposition, restant parfaitement reconnaissable. Beaucoup pensent donc que l'âme peut choisir de revenir dans son corps et y reprendre vie.C'est pour cela qu'habituellement l'Eglise hésite à inhumer un défunt durant cette période critique. Le troisième jour après la mort, l'âme quitte la terre. La coutume veut que l'on célèbre un office particulier pour l'accompagner dans ce long voyage qu'elle s'apprête à accomplir. Car, du troisième au neuvième jour, l'âme, dans son évasion vers Dieu, est éprouvée par de multiples démons qu'elle rencontre tour à tour. Ces "douanes célestres" l'obligent à rendre des comptes sur sa mauvaise conduite durant son existence terrestre. Pour le défunt, c'est un moment angoissant qui requiert le soutien des vivants. Par leurs prières d'intercession, ils peuvent efficacement aider l'âme en transit. C'est pourquoi l'Eglise recommande de prier particulièrement les troisième et neuvième jours après le décès."
"Après la Révolution, la vie à Slobozia changea peu. La pauvreté lancinante de cette campagne moldave faisait peser une chape de plomb que plusieurs décennies ne suffiraient pas à faire disparaître. Chacun continua de vivre de l'agriculture, de l'élevage et de la coupe du bois. Avec le passage à l'économie de marché, la seule entreprise du village à se créer après la Révolution fut d'ailleurs une scierie qui réemploya les cinquante bûcherons de l'ancien kolkhoze forestier. Au milieu de la grande forêt des Crapates, le village semblait comme perdu. Une seule route permettait d'y accéder."
Mon humble avis
Un premier roman captivant, dépaysant, angoissant, passionnant, intéressant.Nos sommes littéralement transportés dans un pays troublé par de graves évênements politiques et dans un village presque oublié du monde, dans une région de forêts, où le poids de la religion est omni présent...Parfois roman, parfois conte, policier ou historique, ce livre est merveilleusement écrit mais reste un livre difficile. Il pose de grandes interrogations sur la solitude, le poids énorme de la religion, et nous emmène dans l' univers dur des pulsions meurtrières...avec l'angoissante question : peut-on racheter ses fautes et le temps permet-il l'oubli et le pardon...Un livre que j'ai eu du mal à lâcher quand je l'ai commencé...et la dernière page tournée, je suis restée prise par cette histoire...Une très belle écriture... Ninnenne