L'attente du soir de Tatiana ARFEL
Résumé :
Ils sont trois à parler à tour de rôle, trois marginaux en bord de monde.
Il y a d’abord Giacomo, vieux clown blanc, dresseur de caniches rusés et compositeur de symphonies parfumées. Il court, aussi vite qu’il le peut, sur ses jambes usées pour échapper à son grand diable noir, le Sort, fauteur de troubles, de morts et de mélancolie.
Il y a la femme grise sans nom, de celles qu’on ne remarque jamais, remisée dans son appartement vide. Elle parle en ligne et en carrés, et récite des tables de multiplications en comptant les fissures au plafond pour éloigner l’angoisse.
Et puis il y a le môme, l’enfant sauvage qui s’élève seul, sur un coin de terrain vague abandonné aux ordures. Le môme lutte et survit. Il reste debout. Il apprendra les couleurs et la peinture avant les mots, pour dire ce qu’il voit du monde.
Seuls, ces trois-là n’avancent plus. Ils tournent en rond dans leur souffrance, clos à eux-mêmes. Comment vivre ? En poussant les parois de notre cachot, en créant, en peignant, en écrivant, en élargissant chaque jour notre chemin intérieur, en le semant d’odeurs, de formes, de mots. Et, finalement, en acceptant la rencontre nécessaire avec l’autre, celui qui est de ma famille, celui qui, embarqué avec moi sur l’esquif ballotté par les vents, est mon frère.
On ne cueille pas les coquelicots, si on veut les garder vivants. On les regarde frémir avec ces vents, dispenser leur rouge de velours, s’ouvrir et se fermer comme des coeurs de soie. Giacomo, la femme grise, le môme, que d’autres ont voulu arracher à eux-mêmes, trouveront chacun dans les deux autres la terre riche, solide et lumineuse, qui leur donnera la force de continuer.
L'auteur :
Tatiana Arfel
Tatiana Arfel est née en 1979 à Paris et vit aujourd’hui dans le sud de la France. Psychologue de formation, elle anime des ateliers d’écriture auprès de publics en difficulté.
L’attente du soir est le premier roman de Tatiana Arfel.
Il a obtenu huit prix littéraires :
le Prix Emmanuel Roblès 2009 ;
le Prix du Premier Roman de Draveil 2009 ;
le Prix Alain Fournier [size=16]2010 ;[/size]
le Prix des académiciens des Genêts de Bron 2009-2010 ;
le Prix Jeune Talent littéraire des clubs de lecture de Saint Germain en Laye ;
le Prix Biblioblog [size=16]2010 ;[/size]
et sélectionné lors du Festival du premier roman de Chambéry;
- Lire à La Suze 2010
- Réunica Solidarité 2011
« Je suis née en 1979 à Paris. J’ai toujours écrit, depuis petite, des histoires, des poèmes, des contes. Le passage dans les classes littéraires d’un lycée parisien élitiste m’a fait perdre tout goût d’écrire. Je me suis orientée vers des études de psychologie clinique et psychopathologie (DESS). Pendant mes stages en hôpital psychiatrique j’ai imaginé mettre en place des ateliers d’écriture pour valoriser la créativité tout en permettant la décharge par l’écrit du trop-plein de souffrance. Je me suis inscrite d’abord à des ateliers d’écriture, puis des formations à l’animation, et me suis remise à écrire. J’ai alors écrit des contes, nouvelles, poèmes, puis mon premier roman, en 2006. Ensuite j’ai repris mes études et passé un DEA de [size=16]littérature.[/size]
Depuis mes vingt ans j’ai exercé toutes sortes de travaux alimentaires : employée en restauration rapide, serveuse, agent hospitalier, secrétaire, distributrice de prospectus, chargée d’assistance-rapatriement, secrétaire... Mon travail alimentaire compte peu, il me sert à subsister et doit surtout me laisser du temps pour écrire.
Aujourd’hui, j’effectue de temps en temps des missions de psychologue en entreprise. J’anime des ateliers d’écriture, notamment dans une association de femmes atteintes de cancer. Je travaille sur un projet d’ateliers d’écriture sur la souffrance au travail, que j’ai longuement côtoyée lors de mes petits boulots (violence de la productivité, absence de reconnaissance, bureaux en open space, harcèlement moral, troubles physiques et psychiques). Je veille par-dessus tout à garder du temps et de l’énergie pour écrire. J’ai deux romans en projet, l’un justement portant sur la souffrance au travail et l’autre racontant l’autobiographie d’un homme souffrant d’une absence totale de présence au monde. »
Vous trouverez dans ma rubrique lecture ce deuxième livre de Tatiana, paru en janvier 2011, roman polyphonique décrivant une entreprise de services, Human Tools, qui cherche à rationnaliser la langue, le corps, les pensées, les émotions de ses employés pour accroître ses performances, que j'ai vraiment aimé aussi et que j'avais lu en premier.
Tatiana Arfel travaille actuellement sur l’autobiographie d’un homme souffrant d’une absence totale de présence au monde. J'attends ce prochain livre avec impatience.
Extraits :
Giacomo :
"Je suis né d’un oiseau grimpeur avec pour haie d’honneur les pattes poudrées de cinq caniches, dont un royal. J’ai plongé dans l’odeur de transpiration, de sucre d’orge et d’huile camphrée qui fut celle de ma mère le maigre temps qu’elle vécut. Un visage grimé, inquiet, flottait sans corps derrière les fumées maternelles : mon père, clown de profession, avait pour l’occasion retiré son nez rouge et cessé ses mimiques. Les larmes délayaient ses fards. Ma mère a accouché dans sa roulotte. Une vieille sage-femme du village où nous donnions les représentations était accourue, alertée par les lamentations et les cris de mon père. À peine quelques heures auparavant,mamère répétait un numéro de trapèze.
Elle avait perdu les eaux en plein vol. Elle avait arrosé mon père, ainsi que Jules, notre aide de camp, et deux caniches qui se trouvaient au-dessous d’elle. C’est là que mon père a commencé à crier en arrachant ses cheveux trempés.Mes parents avaient le sens du spectacle.
J’étais leur premier et fus leur seul enfant. Ma mère quittait à peine son adolescence. Mon père grimpait déjà sur sa trentaine et restait pourtant aussi ignorant sur la chose qu’un catéchumène. À peine avait-il dû faire le lien entre leurs étreintes nocturnes et le ventre épanoui de sa femme, par ailleurs fort menue."
Mademoiselle B
..."J'étais hors de moi-même toute la journée et cela me faisait du bien. Je prenais des notes automatiques, sans comprendre le sens des phrases. Les mots tombaient de la bouche du chef, s'assemblaient et dansaient leurs rondes, je les regardais passer, les attrapais sans les percer à jour, les écrasais sous mon crayon, puis sous les touches de ma machine. Toutes ces dictées étaient des mélodies sans paroles, des mélopées qu'on me versait à l'oreille dans une langue étrangère. Aussi n'ai je pas souvenir du contenu des lettres, seulement du rythme, des intonations, du débit de la voix du chef, voix par ailleurs calme, monotone et cependant un peu trop aigüe."
Le Môme
...Alors le môme ne comprend pas bien pourquoi le vieux monsieur pleure, mais comme il reconnaît dans sa tête à l'envers l'état terrible transparent, il ne pose pas de question. Il s'approche de lui et tient un très long moment, dans ses mains pleines de peinture, la vieille main du vieux monsieur, toute plissée et recouverte de taches marron dont le môme sait d'avance qu'on ne peut pas les enlever avec l'eau des flaques."
Critiques :
En donnant voix à trois mutilés de l’amour, en rade dans la salle d’attente du bonheur, Tatiana Arfel signe un premier roman inattendu.
C’est l’esprit du conte qui anime, infuse L’Attente du soir, de Tatiana Arfel. Un parti pris quelque peu ironique tant il s’agit de montrer que la vie n’est pas un conte de fées. Et manifestement, elle sait de quoi elle parle puisque diplômée de psychologie clinique et de psychopathologie, elle anime des ateliers d’écriture visant la décharge, par l’écrit, du trop-plein de souffrance.
Ils sont trois à parler à tour de rôle, trois en proie au vertige de l’inadéquation au monde. Il y a Giacomo, dresseur de caniches, orchestrateur symphonique de parfums, vieux clown blanc aimant la poésie et les mots. Un homme qui n’aura jamais fait que vendre du rêve sous le chapiteau du cirque dont il devient le directeur après que le Sort eut jeté mortellement au sol sa trapéziste de mère et fait perdre la tête à son clown de père. Un homme resté sans femme — « Je voulais être arraché à moi-même et, quand je le fus enfin, j’étais bien trop vieux pour espérer un sentiment de retour » —, et qui aura passé sa vie à inventer des histoires qui racontent routes la même chose, des hommes « livrés à un monde immense, sauvage, joyeux et désordonné où ils sont les derniers à s’y retrouver — loin derrière les caniches ». Un homme constamment en transit et obnubilé par la nécessité de tenir le Sort à distance, « en lui jetant du rire ou de la poésie à la figure ».
Il y a Mlle B., une sorte d’emmurée vive, retirée d’elle, absente, exilée « au bord de la scène », condamnée, dans un corps sans regard et avec un coeur sans émoi, à regarder les autres vivre. Une morte-vivante, que ses parents ne voyaient « littéralement pas », implacablement niée par une mère mue par une haine silencieuse, et obsédée par l’hygiène et la javellisation des corps. Vivant sous cloche, prisonnière du gris de sa chair grise, ne désirant rien, elle lutte — en se réfugiant derrière le monde connu et fiable des chiffres, en se récitant interminablement des tables de multiplication, ou en suivant les trajets imaginaires que son imagination trace au sol — contre les images d’yeux cloués qui l’assaillent, ou contre la terreur blanche de l’angoisse, qui l’empêche même de crier, car sa bouche « serait étouffée par un amas déplumes blanches ».
Enfin, il y a le môme, l’enfant sauvage, abandonné dans un terrain vague et survivant au milieu des herbes, des immondices et des bouts de ferraille. Il marche les mains au sol, aboie, mange et fait ses besoins comme un chien. Mais il résiste, au sens le plus héroïque du terme. Et fort de la force de l’instinct, il découvre la couleur, faisant sortir sur le papier — en s’aidant de ce qu’il trouve dans les sacs poubelles — « ce qu’il y a dans sa tête ». Sans mots pour penser, il peint pour rassembler les bouts de sa vie.
Ces trois-là vont se rencontrer. Parce qu’ils ont su attendre, c’est-à-dire pa- tienter, accepter le pâtir, la souffrance, le déchirement mais aussi l’espoir d’un mieux. Et rien ne traduit mieux cette espérance que le cirque, que ce culte quotidien rendu aux fastes de l’illusion, dont le chapiteau est « la crypte sacrée », et Giacomo le grand-prêtre, celui qui, avec sa science du parfum et son sens de la dimension cachée du sensible, délie les sensorialités et réveille les coeurs. Au même titre que les peintures du môme retrouvant à travers les substances naturelles — jus de plantes, sang, sanie, cendre — le sens premier des couleurs, le sens originel de la peinture : primauté sur la parole, pouvoir de guérison, de jouissance et de voyance — une façon de lier le voir et le savoir, qui reconduira le môme jusqu’à ses origines. Un premier roman ample et ambitieux - même si parfois trop prévisible ou trop didactique —, zébré du trafic cruel et sournois des désirs frustrés, mais riche et résonnant de ces splendeurs clandestines qui ferraillent parfois à l’horizon chimérique de nos rêves.
Richard Blin, Le Matricule des [size=16]Anges, N° 99, janvier 2009[/size]
Texte à trois voix, le premier roman de Tatiana Arfel donne à lire trois expressions de la marginaltié et de la solitude qui s'associent, se contredisent et se complètent : un artiste de cirque en fin de piste, une femme effacée et seule, un enfant sauvage, qui partagent un même commentaire silencieux de la vie, une même espérance voilée par le dépit qui persite. Plus encore, ces trois personnages sont habités par une même langue sinueuse, subtile, à perte de souffle. Si le texte manque par moments d'habilité romanesque, sil a parfois des longueurs, il excelle en revanche dans son débit soutenu, méticuleux, qui force parfois à la lecture à voix haute, à pleine voix. Sans concesssion pour son lecteur, L'Attente du soir s'inscrit dans la lignée des premiers romans ambitieux et radicaux – sans doute trop, dirait-on. Mais certaines des dernières pages rédemptrices du récit illuminent à l'évidenceun beau talent choral, une belle énergie à manier ses personnages. Des promesses qui invitent le lecteur à l'impatience de lire à nouvau Tatiana Arfel.
Nils C. Ahl, Le Mondes des livres, 9 janvier 2009.
Le roman aime prendre à rebours. Quand Tatiana Arfel, psychologue, amorce son récit au rythme des états d'âme de ses personnages, confond souvenirs et considérations sur leur propre condition, difficile d'imaginer que, dès la première ligne, c'est le corps, cette machinerie fantastique, qui est en jeu. "Je suis corps tout entier et rien d'autre ; l'âme n'est qu'un mot désignant une parcelle du corps." Ainsi parlait Zarathoustra, quand il parlait. Quel plus délicieux paradoxe que cette sourde nécessité d'exprimer, par les mots ou les images, l'expérience du corps ? Car c'est finalement dans la question de la chair, de l'expérience du monde que se joue ce roman ambitieux où la triple trajectoire offre une progression captivante qui croise les vies éclatées de ces héros de la marge. Artisans de leur univers, les personnages appréhendent comme ils peuvent le monde qui les entoure. Et l'on suit, baigné dans ces logiques hallucinées, la trame de leur vie comme elle va. A si bien démythifier l'idéal de la singularité en stigmatisant sa douleur quotidienne, Tatiana Arfel construit un monde inattendu et riche, qui travaille subtilement les codes du récit. Découpée, démontée et rapiécée par le jeu des souvenirs et du temps, la construction s'étoffe sur le mode de l'épisode, du feuilleton triangulaire qui joue de l'attente et de la frustration. Roman d'apprentissage ou conte fantastique d'un enfant sauvage, d'une mère dépossédée, et d'un grand-père aimant, le carrousel de 'L'Attente du soir' oscille constamment entre la fantaisie grave et la sévère réalité. Alors, malgré certaines longueurs, malgré - ou grâce, c'est selon - cet étrange sentiment d'évoluer en vase clos dans un monde sans références, difficile de ne pas se laisser impressionner par l'entreprise d'Arfel et de ne pas se laisser séduire par cette écriture maîtrisée qui s'attaque, de manière inattendue, au terrible poids de nos corps, à leur impérieuse difficulté à se mouvoir parmi les autres.
Guillaume Benoit, Évène.
C’est une sorte de grande fable, apparemment naïve, en réalité lestée d’une profonde expérience de la vie, que L’Attente du soir de Tatiana Arfel. La jeune romancière y raconte l’histoire, qui pourrait sembler invraisemblable, de trois naufragés de l’existence dont le récit des destinées alterne avant de les faire s’entrecroiser : un vieux clown malmené par ce qu’il appelle « le Sort», une femme «éteinte» par le manque d’amour et un enfant sauvage, « slumdog » des gadoues contemporaines qui aurait dû y crever. Cela pourrait être d’un kitsch achevé, et c’est immédiatement prenant, envoûtant même, évoquant à la fois les enfants d’Agota Kristof ou de Romain Gary, avec quelque chose de pourtant inouï et de jamais vu qui tient à la saisissante porosité émotionnelle de l’auteur et à sa capacité d’exprimer, avec ses mots, simples, et ses images, très concrètes, toute la tristesse de la vie froide et toute la merveille du monde revivifié par les gestes de la tendresse et par la capacité créatrice de notre drôle d’espèce, de Lascaux à l’art brut. L’Attente du soir ne se raconte pas. Une analyse de ce roman très substantiel, mais toujours lisible, demanderait un long développement. J'y reviendrai d'ailleurs. Mais plus important me semble cependant, dans l’immédiat, de «vivre» ce livre de la solitude et des séquelles du manque d’attention et d’affection, mais aussi de la possible rédemption. Face à la grisaille du monde et au mur d’indifférence qui sépare les êtres, Tatiana Arfel réaffirme une foi candide mais non moins impérieuse en les pouvoirs du langage poétique ou artistique. D’aucuns ricaneront peut-être, tant l’ingénuité de ce livre, en rupture totale avec le cynisme ambiant, détone et surprend, mais c’est aussi sa force, exigeant du moins la plus vive attention, et le même abandon qu’en nos enfances, à rire et pleurer en lisant nos premiers livres.
Jean-Louis Kuffer, 24Heures, samedi 21 février 2009.
Parer d’une blancheur crayeuse l’âcre noirceur de la vie : telle est la folle entreprise dans laquelle se lance, avec ce premier roman, une psychologue de 30 ans. Ce badigeonnage immaculé n’a aucune vocation d’effacement, ni de camouflage. C’est un roman blanc, comme il y a la page blanche, le clown blanc, la voix blanche : pétri d’angoisse brute et de rêves étoilés.
Compartimentés dans des chapitres de moins en moins étanches, trois personnages felliniens y chuchotent des mots fleuris, secs et violents. Giacomo, enfant de la balle devenu dresseur de caniches dans un cirque miteux. Mlle B, enfant du silence que sa mère n’a jamais regardée, secouée de monologues intérieurs ensorcelants : « Je me couchai, en proie à des fusées d’idées qui rendaient la peau de mon crâne de plus en plus transparente. Je sentais ma cervelle se détacher de moi et je la voyais, blanche et pleine de filaments, voleter à travers la pièce. Il y avait des idées qui s’en détachaient pour s’inscrire dans l’air comme des messages de fumée, mais je ne pouvais pas les lire. » Enfin, il y a « le môme », l’enfant sauvage, l’enfant-légume, l’enfant-déchet, qui survit dans un terrain vague.
Si le roman démêle les liens qui unissent ces trois âmes perdues, c’est quand il leur accorde individuellement le droit d’exister qu’il se montre le plus envoûtant. Fortement imprégnée par son travail en milieu psychiatrique, Tatiana Arfel regarde au plus profond des êtres, pour en extirper ce qu’ils ont de plus beau. Peu à peu son roman se teinte de mille couleurs, reflets chatoyants de leur aptitude à exprimer les nuances de leurs émotions. Pour devenir, à l’instar des toiles que « le môme » finit par peindre, un livre « qui crie ».
Marine Landrot, Télérama, 25 mars 2009
Mon humble avis :
Que puis je rajouter à ce que j'ai relevé ci dessus?...quels extraits choisir pour vous donner envie de lire ce livre magnifique?
J'en reste imprégnée encore des jours après avoir tourné la dernière page... les personnages restent dans la tête et le coeur...
Ninnenne