"Des clous " de Tatiana ARFEL
Résumé :« Le clou qui dépasse rencontre souvent le marteau ».
Human Tools est une entreprise internationale de services spécialisée dans la mise en place de procédures pour d’autres sociétés. Ou plutôt : Human Tools vend du vent très cher, très côté en Bourse et très discutable.
Catherine, Rodolphe, Francis, Sonia, Marc, Laura travaillent pour Human Tools. Ils en sont les clous, ils valent des clous : employés non conformes, allergiques à la [size=16]cravate ou aux talons hauts, trop intelligents, trop étranges, rêveurs ou aimables, trop eux-mêmes, simplement.[/size]
Parce qu’ils cherchent à travailler bien, et non à cocher des cases pour statistiques, parce qu’ils souffrent de l’absence de reconnaissance, parce que la qualité totale les a rendus malades, ils sont inscrits par Frédéric, leur grand marteau, à un séminaire de remotivation dont ils ne connaissent pas la finalité réelle. Ils y seront poussés à rationnaliser leur temps, leurs corps, leurs émotions, leur espace du dedans. Ils cesseront peu à peu de penser et sentir, et ne s’en plaindront pas : d’autres attendent pour leur prendre la place et il y a le loyer à payer.
Des Clous n’est pas un roman d’anticipation. Human Tools, ses pratiques, ses dirigeants, existent déjà : il n’y a qu’à observer.
Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand accepter que performances, objectifs, profits qui profitent toujours aux mêmes, puissent détruire ce qu’il y a de plus précieux en chacun ? Où trouver la force de dire : ce n’est pas acceptable ?
Nos clous n’ont certes pas la réponse. Mais quelqu’un venu du dehors va les aider à écrire leur [size=16]histoire, la jouer, la mettre à distance, à retrouver leur langue à eux, qui n’est pas le jargon américanisant de cette société où ils sont entrés sans réfléchir, à genoux, bégayant de gratitude pour le minuscule salaire qui justifierait leurs tâches discutables.[/size]
Nos clous vont essayer de se redresser, même si le marteau est toujours là, pour la beauté du geste et pour leur survie. Nos clous vont avoir, à un moment, le choix. Liberté vertigineuse : qu’en feront-ils ?
L’auteur
Tatiana Arfel est née en 1979 à Paris et vit aujourd’hui dans le sud de la [size=16]France. Psychologue de formation, elle anime des ateliers d’écriture auprès de publics en difficulté.[/size]
Son premier roman, L’attente du soir, paru en janvier 2009, met en scène trois marginaux : un vieux clown, une femme transparente et un enfant abandonné, qui ensemble vont former, à leur façon, famille. Ce roman a obtenu six prix littéraires, dont le prix Emmanuel Roblès et le prix Alain-Fournier.
Son deuxième roman, Des Clous, à paraître en janvier 2011, est un roman polyphonique décrivant une entreprise de services, Human Tools, qui chercher à rationnaliser la langue, le corps, les pensées, les émotions de ses employés, pour accroître ses performances.
Tatiana Arfel travaille actuellement sur l’autobiographie d’un homme souffrant d’une absence totale de présence au monde.
Critiques :
1) Des clous - Tatiana Arfel
Par Laurence le lundi 17 janvier 2011 - Littérature française - Lien permanent
Rentrée littéraire hiver 2011
Le second roman de Tatiana Arfel, lauréate du Prix Biblioblog 2010, vient de paraître aux éditions José Corti. Dans un registre très éloigné de l'Attente du soir, Tatiana Arfel nous emmène cette fois-ci dans l'univers impitoyable de l'entreprise.
Au commencement, il y a Humans Tools, une entreprise supposée aider les autres entreprises dans la gestion du personnel. Créée de tout pièce par Frédéric Hautfort – homme pressé de 48 ans – HT s'applique à elle-même les outils qu'elle vend.
Chez HT ont scinde les salariés en deux catégories : les conformes – ceux qui ont su s'adapter, qui ne se posent pas de questions et qui permettent à l'entreprise d'engranger les bénéfices – et les non-conformes – les gênants, les rebuts, ceux qui n'entrent pas totalement dans le moule prévu par l'entreprise.
En 2006, Frédéric Haufort vient de mettre au point une formation pour se débarrasser des employés indésirables et décide de tester ce nouvel outil sur le personnel de sa propre entreprise. En effet, voilà déjà quelques années que le PDG a repéré 6 non-conformes : Sonia, trop consciencieuse ; Marc, trop faible ; Catherine, trop humaine ; Rodolphe, trop intelligent ; Laura trop fragile et Françis, trop… bizarre ?
En fait, ils ont tous quelque chose « en trop », quelque chose d'absolument inacceptable pour une entreprise qui ne raisonne qu'en profits et rendements. Ils dépassent du lot tels des clous mal enfoncés. Alors HT, grand marteau devant le CAC40, imagine une formation qui sous prétexte de corriger leurs défauts, les poussera à la démission.
Dans ce roman, Tatiana Arfel dénonce la violence de l'entreprise et l'absurdité des méthodes de managements actuelles. À travers le parcours de ces 6 salariés non-conformes, Tatiana Arfel montrent comment l'entreprise, sous prétexte d'efficacité, cherchant à tout contrôler, tout rationaliser, aboutit à la négation pure et simple de l'être humain. L'individu n'est alors plus qu'un robot, qui loue son corps et son âme à l'entreprise en échange d'un salaire .
Peu à peu, les salariés se désincarnent, ne s'appartiennent plus. Ce qui est effrayant, c'est que l'on retrouve ici un phénomène expliqué et mis en évidence par Stanley Milgram dans les années 60. Ce dernier, voulant comprendre comment l'Allemagne nazie avait pu prospérer sans rencontrer de résistance parmi ses soldats, avait démontrer que l'être humain, face à une autorité qu'il pense légitime mais qui lui impose des actes allant à l'encontre de ses valeurs, se même en état agentique. L'individu n'est alors plus maître de ses actes et de ses pensées, il se déresponsabilise et obéît aveuglement. Aujourd'hui, l'autorité légitime est incarnée par l'entreprise. Face à la peur du chômage, les individus acceptent l'inacceptable et se perdent en chemin. Car ce qu'il faut comprendre, c'est qu'en se reniant, en ne se reconnaissant plus le droit de penser et de s'opposer, l'individu perd toute confiance en lui, se considère comme défaillant, coupable de ce qui lui arrive. Il finit donc par se saborder lui-même, en s'excusant auprès de son employeur pour le temps perdu. L'entreprise peut alors, sans culpabilité, continuer de briser d'autres existences.
L'entreprise HT n'existe pas et pourtant, on reconnaîtra à travers les différents épisodes imaginés par Tatiana Arfel, une multitude d'entreprises bien réelles. Certaines scènes paraissent tellement extrêmes que l'on a du mal à penser que ces pratiques puissent exister réellement. Mais faut-il rappeler qu'à l'automne dernier, certains salariés français avaient appris leur licenciement par SMS ? Comme si la pire des fictions ne pouvait aujourd'hui égaler la réalité. Si Tatiana Arfel avait situé son intrigue dans un futur plus ou moins éloigné, Des Clous aurait été commodément rangé dans le genre de l'anticipation. Mais en ancrant son récit en 2006, un passé proche, l'auteure réaffirme une fois encore l'actualité de son propos.
Pour autant, Des clous ne sombre pas dans un pessimisme sordide. Tout en dénonçant des pratiques ignobles, Tatiana Arfel offre la possibilité à ses 6 non-conformes de relever la tête, de réapprendre à s'aimer et à se respecter. Il y a donc aussi beaucoup d'espoir, de courage et de générosité dans ce
Ceux qui nous suivent, savent combien L'attente du soir m'avait enthousiasmée et combien j'avais été sensible son écriture poétique. Si Des clous est également un roman chorale – chaque non-conforme prend la parole, l'un à la suite de l'autre – le registre est très différent. Certains seront sûrement décontenancés par la neutralité de l'écriture et la pauvreté du langage. Hormis Francis et Roman qui ont dans leur narration une musicalité très singulière, les voix des autres narrateurs de ce roman se confondent aisément tant elles sont semblables. Mais pouvait-il en être autrement ? Car Tatiana Arfel montre parfaitement comment l'entreprise nous prive de nos mots et de notre imagination, comment elle est capable d'en inventer d'autres, plus rationnels et efficaces. Les narrateurs de ce récit sont totalement enfermés dans un mécanisme d'appauvrissement. Leur langage est donc « conforme » à celui de l'entreprise.
Quand on a été tellement ému par les styles de L'attente du soir, on ressent évidemment une certaine frustration littéraire en lisant ce dernier roman. Mais cela permet aussi de ne pas reléguer au second plan le propos et d'en appréhender pleinement la violence. Cela permettra aussi peut-être à Tatiana Arfel de rencontrer un autre type de public. C'est tout le mal qu'on lui souhaite.
2) Marine LANDROT / Télérama 3186 / 5 Février 2011.
Remarquée pour son émouvant premier roman, L'Attente du soir, patchwork de destins déchirés cousu de fils d'or, Tatiana Arfel revient avec un nouveau livre choral, encore plus éclaté, encore plus douloureux. Après s'être intéressée au rapiècement des enfances brisées, cette romancière psychologue ramasse cette fois les débris d'humains laminés par la vie en entreprise. Sa désespérance innerve son écriture, devenue rageuse et robotique, là où elle était planante et féerique dans son premier opus. Tatiana Arfel prend le pouls des salariés de Human Tools (littéralement bien nommés Outils humains), piteuses têtes de pioche chargées de participer à la « conception, pour chaque matter rencontré par les dirigeants d'aujourd'hui, de procédures "to the point" selon ses propres patterns rationnels et standardisés, alliant rigueur expérimentée, costcontainment et l'inimitable french touch ».
Alternant les monologues des employés comme autant de plongées en apnée dans les cerveaux affolés, le livre sidère par la force physique qu'il dégage. Tatiana Arfel a le sens des corps, et vibre au rythme des signes extérieurs de psychosomatisation. Une cravate qui donne de l'eczéma, des chaussures à talons qui torturent (« Je respirais un grand coup, j'y allais, je mettais mes sparadraps aux endroits où ça frotte et où j'avais eu des plaies et des ampoules et des cloques. Mais après je gâchais tout, je me levais et c'est comme si quelqu'un me soulevait par les cheveux et me tenait là, pour toute la journée... »), des fauteuils qui tassent les vertèbres : tout n'est que torture dans la vie professionnelle de ces pantins aspirés par la peur de disparaître et dépossédés de tout instinct de révolte. Tatiana Arfel parvient à les réanimer par la grâce d'un vent coulis qu'elle insuffle dans ses pages, et qui les fait onduler comme des herbes hautes sous la brise.
Extraits :
"Mes amis, à partir du moment où vous pointez, votre temps ne vous appartient plus. Considérez que ce temps vous le louez contre salaire. C'est bien la cas, n'est-ce pas ? C'est comme une maison : si vous la louez à des gens alors que vous partez en vacances, vous n'allez pas y repasser quand vous voulez, non ? Chez HT, c'est pareil. Ce temps n'est pas votre temps. Lorsque vous travaillez, vous ne pouvez pas en avoir jouissance. Gardez bien cela en tête, nous en reparlerons lors de la réunion de rationalisation des pensées. Une fois arrivés ici, c'est HT qui occupe votre maison, qui vous paye pour cela, ce n'est plus vous. C'est signé dans votre contrat de travail, lu et approuvé par vous-même. Le soir, après avoir pointé en bas, une fois dans la rue, vous pouvez réintégrer votre maison. HT n'est pas esclavagiste.
Le temps est le maître mot de l'entreprise. Chaque seconde perdue représente de l'argent perdu, ce que HT et ses actionnaires ne peuvent évidemment tolérer. Parler à la machine à café : inadmissible. Attendre l'ascenseur : insupportable. L'entreprise ne permet plus de temps pour créer des liens entre collègues et encore moins pour penser."
"Je n'arrive même plus à lire le soir, mon esprit saute et tressaute dans mon lit pardessus les phrases et je pense en lisant que c'est flou, que c'est ambigu, je pense encore protocoles et je pose le livre inutile, et j'allume la télévision qui mitraille comme le défilé de mes appels, qui maintient ma tête à la bonne cadence, ultra-rapide, efficace, je me suis mise à aimer les pubs, c'est bien les pubs, clair rationnel et explicite, achetez ceci ou cela, ça ne demande pas trop d'attention…"
"Le stress positif engendre un afflux de'adrénaline dans le cerveau, le coeur s'accélère, les réflexes sont aiguisés au maximum : exactement ce qu'il vous faut. Nous allons donc vous apprendre à vous mettre en état de stress positif..."
Mon humble avis :
Ce livre est à lire, encore plus aujourd'hui...
Quand on a perdu confiance en soi, quand on s'est senti un clou, un citron préssé, un simple identifiant ...
J'ai beaucoup aimé le personnages de Catherine, DRH en deshérence de 54 ans...peut être, même sûrement parce que je me suis retrouvée en elle...
Quelle belle étude humaine!
Ninnenne